Nous étions des milliers chaque jour à sortir du ventre turgescent de notre mère machine.
Expulsion permanente de minuscules pièces de plastique et de métal.
Vitesse de rendement : maximale. Equipe de jour succède équipe de nuit et ainsi de suite.
23 ouvriers rémunérés au SMIC pour garder les yeux rivés sur notre naissance.
Aucune pitié pour les infirmes. Une marge est prévue pour ces erreurs de fabrication, on les jette aux fers et on les oublie sur le champ. On les recycle, parfois. Quand ils ne sont pas trop amochés. Enfin, c’est ce qu’on raconte.
Moi, je suis né noir. C’est pas plus mal, dans ma profession. C’est passe-partout.
A peine en contact avec le monde réel, et voilà qu’on nous aligne dans des caisses en direction du monde entier. Notre réputation est excellente. Nous sommes connus pour être fonctionnels, résistants. Il faut dire que l’expérience de nos ancêtres joue en notre faveur ; nous avons atteint l’extrême pointe de la perfection.
Dans ma caisse, il y en avait 49 autre comme moi. Tamponnés en direction de Bruxelles, Europe. Un night shop de seconde zone. Je rêvais déjà d’aventure, de grande ville la nuit, avec les lumières des néons et des femmes aux robes scintillantes.
Sur la route je racontais ça à mon voisin de caisse, un bleu qui ne cessait pas de pleurer.
Quand je lui ai rappelé que l’humidité n’était pas notre plus grande alliée, il a ruisselé de plus belle. Un rouge méditait une évasion de type révolutionnaire dans un coin. Il marmonnait puis hurlait des trucs incompréhensibles concernant nos conditions de vie inacceptables.
Un jaune tentait de brûler un trou dans la paroi cartonnée pour essayer de se faufiler dans la caisse voisine, direction Hong-Kong, Asie.
J’ai sympathisé avec un vert, sans aucun doute le moins névrosé de mes compagnons.
Je me demande quand même, avec le recul, s’il n’avait pas un petit défaut de fabrication quelque part, parce qu’il avait l’air de planer sérieusement.
J’ai découvert à mon arrivée, et à mon plus grand étonnement qu’à Bruxelles, Belgique, on parlait le pakistanais. Les Belges n’avaient-ils pas de langue à eux ? Le Belge, par exemple ?
Toujours est-il que cet homme, qui nous avait échangé tous les 50 contre de l’argent, a choisi une poignée d’entre nous pour être exposés sur son comptoir. Debout, bien droits, au garde-à-vous. J’ai reconnu le vert, le rouge, le bleu qui pleurait toujours, mais pas le jaune. Avait-il réussi sa folle évasion ? Je fus le premier à m’en aller dans la nuit bruxelloise.
Une jeune fille d’une quinzaine d’années m’avait empoigné en même temps qu’un paquet de blondes. Une jeune fille à la peau blanche et lisse, aux yeux noirs surchargés de kohl, portant des dentelles noires et rouges, des bijoux en forme de croix. Elle m’a coincé dans l’élastique de sa culotte. Probablement pour que je ne m’échappe pas. Pourtant ça n’étais pas mon intention. Je ne suis pas un jaune. J’étais un noir, dans le noir, coincé dans une culotte noire à l’effigie du Christ et la jupe noire d’une demoiselle pâle aux cheveux sombres.
Nous sommes allés dans un bar. Je ne voyais rien, mais j’entendais la musique, une longue plainte de femme entrecoupée de gémissements et de verres entrechoqués. Une autre femme nous a rejoint sur la banquette en skaï et elle a commencé à se frotter à nous. Elle mettait ses mains partout et je manquais de glisser à chaque instant. Et puis elle a voulu fumer, et moi, je suis tombé amoureux. Une brune. Une gitane. Quelle ligne. Ma propriétaire m’a sorti de ma cachette et approché de la femme de ma vie. Je l’ai allumée et ça a été l’étincelle entre nous.
Elle s’est enflammée, puis consumée d’amour pour moi. En moins de 7 minutes elle avait disparu de ma vie dans un nuage de fumée. Le premier chagrin d’amour, à ce qu’on dit, est toujours le plus violent. J’ai voulu me laisser mourir. J’ai sauté de la table de bar. Le coup m’a fendu sur le côté mais ne m’a pas achevé. Les femmes laisseraient aux hommes des cicatrices indélébiles. Je suis tombé sur une dalle noire. J’avais une chance sur deux de tomber sur une blanche où l’on m’aurait facilement repéré. Mais le noir attire le noir et le noir est la couleur du désespoir. La femme et la jeune fille ont fini par quitter le bar, sans se soucier le moins du monde de mon triste sort. Je suis resté là longtemps, à pleurer mon amour perdu sur le carrelage froid, fendu, blessé jusqu’à l’âme.
Le serveur du bar a fini par me ramasser en balayant, bien après la fermeture. Le genre branché, barbu, avec les cheveux tressés jusqu’au milieu du dos.
Il m’a jeté dans la poche arrière de son jean, élimé et pendouillant jusqu’à la trame.
Je me suis dit que la vie m’offrait peut-être une seconde chance. C’est sans doute ça, devenir adulte. Une étape que mon nouveau propriétaire avait certainement oublié de franchir.
On est rentrés chez lui et il m’a balancé sur une table, avec son trousseau de clés. L’une d’entre elles m’a fait un rentre-dedans pas croyable. Pas mon style. Et puis les gonzesses en bande, c’est vraiment la plaie. C’est mon pote vert qui me l’a appris. Il a été très clair là-dessus : « Rien de tel qu’une bande de mâles, de la chope et du pétard »
J’ai tout de même essayé de soutirer quelques informations à cette froide et plate représentante de la gente féminine. Chez qui étions-nous donc ?
Elle m’a montré le type du bar qui s’était affalé tout habillé sur son lit, ou plutôt sur un matelas nu posé à même le sol.
« Lui, c’est Lorenzo, a gazouillé mon admiratrice, il est musicien, enfin c’est ce qu’il dit, mais pour gagner sa vie il travaille tous les soirs dans un bar de…heu…femmes. On est inséparables, tous les deux. Un soir, après une cuite, il m’a perdue de vue quelques heures, je te raconte pas l’angoisse… »
J’ai laissé l’autre radoter et j’ai regardé la pièce en entier. Un carnage. Des papiers gras, avec encore quelques frites, des cannettes de ½ de Gordon et de Jupiler à moitié vides jonchaient le linoleum. Au mur, des affiches de concert déchirées, des calendriers à faire rougir, des ampoules nues. Et sur toutes les surfaces, des cendriers débordant de cadavres, des vêtements sales, des restes de fromage à pizza qui collent à l’assiette et quelques mouches trop gavées pour reprendre leur envol. Une guitare dan sa housse, un harmonica, un téléphone portable démonté et une femme nue endormie. Hein ? Mais d’où elle sort, celle-là ?
« C’est Nina, me répond la clé, la petite amie de Lorenzo. Au fait, je m’appelle Jacqueline. »
Super. Ravi de l’apprendre, vraiment.
Un bruit strident. Un réveil sonne. Ladite Nina se lève d’un coup. Woauw. Super bien roulée.
L’avantage d’être noir, c’est qu’on ne me voit pas rougir. Elle enfile une robe, un tissu tout léger, par dessus même sa nudité. Elle se jette sur le matelas, roule vers Lorenzo, l’embrasse dans le cou. Il grogne. Caresse ses fesses. « Va mettre une culotte », grommelle-t-il. Nina rit mais n’en fait rien. Elle attrape une besace, précipite plein de trucs dedans, presque au hasard.
Elle m’aperçoit sur la table, coule un regard vers Lorenzo qui s’est remis à ronfler, et finit par m’attraper. Oh merveille, oh bonheur. Je n’ai rien contre Lorenzo, sincèrement, mais cette Nina… On a bien accroché, tous les deux. Elle m’a traîné chez le coiffeur, je pensais m’ennuyer mais j’ai sympathisé avec un bigoudi et je ne l’ai pas vue s’en aller, du coup. Adieu Nina. Monde cruel.
Le facteur est passé. Il a demandé du feu pour rallumer son mégot. Le coiffeur a dit qu’on ne fumait pas, ici. Mais tandis qu’il allait faire signer le recommandé d’expulsion prochaine par une patronne désespérée, le facteur m’a aperçu et embarqué ni vu ni connu dans sa poche de chemise. Pauvre bigoudi qui allait se retrouver au chômage avec une famille nombreuse à nourrir. Bon, après ça, je vous épargne les détails… Disons que j’ai bien baroudé. Je suis resté un jour ou deux avec le facteur mais il passait son temps à s’engueuler avec sa mère au téléphone alors je me suis laissé embarquer par son gamin, un rouquin de 5-6 ans qui voulait allumer un feu dans le jardin de son copain le petit voisin. On s’est fait choper par la baby-sitter et ça a été toute une histoire. Bien sur, après ça, je suis parti avec la baby-sitter. Bon, elle était pas terrible terrible mais elle avait l’habitude de porter ses jeans plutôt serrés et de me coincer dans la poche arrière, sur ses fesses rebondies. C’était sympa. Et puis un type m’a extrait de là (je vous explique pas comment) et emmené jouer aux cartes. On a perdu. On s’est fait jeter du casino. Ce cinglé s’est servi de moi pour mettre le feu à une cabine téléphonique.
J’étais devenu un pyromane en cavale, l’objet même du délit, l’arme du crime, abandonné sur un trottoir, juste devant une maison de retraite. Un homme à tout faire appelé Enrique m’a trouvé. J’étais au bout du rouleau. Je n’étais plus le petit jeunot frétillant qui a débarqué dans la capitale. Je me faisais vieux, mes articulations commençaient à rouiller. Enrique était un jeune homme assez séduisant, je dois dire, d’une vingtaine d’années environ. Il entretenait une relation très, très physique, avec une sémillante sexagénaire du premier étage. Bien sur, il m’a oublié dans sa chambre. Elle était jolie, cette vieille femme, avec ses rides qui sillonnaient un visage radieux, ses yeux pétillants. Elle portait des robes à fleurs, des tabliers coquets. La journée, elle s’asseyait à côté de la fenêtre et elle assemblait des morceaux de papiers colorés en fresques dont elle ornait les murs. Des petits bouts de couleur volaient en tous sens dans la pièce. Ca sentait bon la cannelle, chez elle. Elle m’utilisait pour allumer ses bougies parfumées, quand elle attendait Enrique. Nous étions bien, tous les deux. Je sentais la fin de ma vie arriver tout doucement, tout comme elle. Je pensais longuement à mes compagnons de par le monde. Quelle avait été leur vie, à chacun d’entre eux ? C’était dur d’imaginer le bleu en vieillard avisé…
Un matin, Lili, c’était le nom de ma petite vieille à moi, s’est réveillée particulièrement enjouée. Sa petite fille venait lui rendre visite. Pour l’occasion elle avait congédié Enrique.
Elle a sorti ses bougies préférées, rondes et dorées. Ca a été ma fin. Tout ce qu’il me restait de forces, je les ai mises pour allumer ces bougies, mais ça n’a pas suffit. Lili m’a secoué jusqu’à la nausée, puis m’a jeté sans un regard dans la corbeille à papiers. Sa petite fille est entrée alors que je sentais monter mon dernier soupir. Je l’ai tout de suite reconnue. Nina. Ma Nina.
Je disparaîtrai donc en emportant ton image, tes yeux qui rient comme ceux de ta grand-mère.
Ceci fut ma vie.
Sas – Mars 2007 –
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